A l’époque où Charlemagne se fit couronner empereur d’Occident, l’extrémité orientale de l’Europe entre le Caucase et la Volga était dominée par un Etat juif, connu sous le nom d’empire khazar. A son apogée, du vie au Xe siècle, cet Etat joua un rôle assez important pour contribuer à façonner la destinée de l’Europe médiévale – et moderne par conséquent.
C’est ce que comprenait fort bien, sans doute, l’empereur-historien de Byzance, Constantin VII Porphyrogénète (901-959), qui notait dans son Livre des Cérémonies que les lettres adressées au pape de Rome, ainsi qu’à l’empereur d’Occident, portaient un sceau de deux sous d’or, mais que pour les messages destinés au roi des Khazars le sceau devait
valoir trois sous d’or. Flatterie ? Non. Réalisme, plutôt Realpolitik. Au IXe siècle «il est probable que pour la politique étrangère de Constantinople le khandes Khazars n’avait guère moins d’importance que Charlemagne et ses successeurs».
Le pays des Khazars, peuple d’ethnie turque, occupait une position stratégique entre la Caspienne et la mer Noire sur les grandes voies de passage où se confrontaient les puissances orientales de l’époque. Il servait d’Etat-tampon pour Byzance qu’il protégeait contre les invasions des rudes tribus barbares des steppes septentrionales : Bulgares, Magyars, Petchenègues, etc., suivies plus tard des Vikings et des Russes. Mais ce qui fut tout aussi important, sinon davantage au point de vue de la diplomatie byzantine et de l’histoire européenne, c’est que les armées khazares purent contenir l’avalanche arabe à ses premiers stades, les plus dévastateurs, et empêcher ainsi la conquête musulmane de l’Europe de l’Est. Un spécialiste de l’histoire des Khazars, le professeur Dunlop, de l’université Columbia, résume en quelques lignes cet épisode décisif et généralement très peu connu : «Le territoire khazar… s’étendait au travers de la voie normale de l’avance arabe. Quelques années après la mort de Mohammed (632 ap. J.-C.) les armées du califat avaient poussé au nord en balayant les décombres de deux empires et, volant de victoire en victoire, atteignaient la grande barrière montagneuse du Caucase. Cette barrière franchie, la route des plaines de l’Europe orientale était libre. Il se trouva que sur la ligne du Caucase les Arabes rencontrèrent les forces d’une puissance militaire organisée qui, en fait, leur interdirent d’étendre leurs conquêtes dans cette direction. Les guerres des Arabes et des Khazars, qui durèrent plus de cent ans, si méconnues qu’elles soient, ont ainsi une importance historique considérable. Dans la campagne de Tours les Francs de Charles Martel mirent un terme à l’invasion arabe. Vers la même époque les menaces qui pesaient sur l’Europe de l’Est n’étaient guère moins graves… Les musulmans victorieux furent arrêtés et contenus par les armées du royaume khazars…Il est peu douteux que s’il n’ y avait eu les Khazars dans la région nord du Caucase, Byzance, rempart de la civilisation européenne à l’Orient, se serait trouvée débordée par les Arabes : il est probable que l’histoire de la chrétienté et de l’Islam auraient été ensuite bien différentes de ce que nous en savons».
Dès lors il n’est pas surprenant, peut-être, étant donné les circonstances, qu’après une victoire retentissante des Kha-zars sur les Arabes, le futur empereur Constantin V ait épousé une princesse khazare. De ce mariage naquit un fils qui devait devenir l’empereur Léon IV, surnommé le Khazar. Quelques années plus tard, sans doute vers l’an 740, le roi, sa cour et la classe militaire dirigeante se convertirent au judaïsme, qui devint la religion officielle des Khazars. Il est certain que leurs contemporains furent aussi étonnés de cette
décision que l’ont été les érudits modernes en en découvrant le témoignage dans les sources arabes, grecques, russes et hébraïques. Un des commentaires les plus récents à ce propos se trouve chez un historien marxiste, Antal Bartha, auteur d’un livre sur la société hongroise aux VIIIe et IXe siècles. Plusieurs chapitres de cet ouvrage concernent les Khazars qui, durant la majeure partie de cette époque, furent les suzerains. Des Hongrois ; mais leur conversion au judaïsme fait l’objet d’un unique paragraphe où se devine un embarras assez évident. Voici ce qu’on lit : «Les problèmes relatifs à l’histoire des idées sont en dehors de notre sujet, nous devons néanmoins attirer l’attention sur la question de la religion d’Etat du royaume khazar. C’est le judaïsme qui devint la religion officielle des couches dirigeantes de la société. Il va sans dire que l’acceptation du judaïsme comme religion d’Etat d’un peuple ethniquement non juif pourrait faire l’objet d’intéressantes spéculations. Nous nous bornerons cependant à remarquer que cette conversion officielle – défi au prosélytisme chrétien de Byzance et à l’influence musulmane venue de l’est, et cela en dépit des pressions politiques des deux puissances – à une religion qui n’avait l’appui d’aucune puissance politique et qui au contraire était persécutée presque partout – a été une surprise pour tous les historiens qui se sont intéressés aux Khazars ; cette conversion, ne peut être une contingence : il faut la considérer comme un signe de la politique indépendante menée par ce royaume».
Cela ne fait que nous rendre un peu plus perplexes. En tout cas, si les sources diffèrent sur quelques points de détail, les grands faits sont indiscutables.
Ce qu’on peut discuter, en revanche, c’est le sort des Khazars juifs après la destruction de leur royaume, au XIIe ou au XIIIe siècle. A ce sujet les sources sont très maigres. Elles
mentionnent cependant plusieurs établissements khazars à la fin du Moyen Age en Crimée, en Ukraine, en Hongrie, en Pologne et en Lituanie. De renseignements fragmentaires ressort un tableau d’ensemble : celui d’une migration de tribus et de groupes khazars dans les contrées d’Europe orientale -Russie et Pologne surtout – où précisément on allait trouver à
l’aube des temps modernes les plus fortes concentrations de juifs. D’où l’hypothèse formulée par plusieurs historiens, selon laquelle une bonne partie sinon la majorité des juifs d’Europe orientale – et par conséquent des juifs du monde entier – seraient d’origine khazare, et non pas sémitique. Les conséquences d’une telle hypothèse iraient très loin, et ceci explique peut-être les précautions que prennent les historiens en abordant le sujet – quand ils ne l’évitent pas carrément. C’est ainsi que dans l’édition de 1973 de l’Encyclopaedia Judaïca.
l’article «Khazars» est signé par Dunlop, mais qu’une section distincte, traitant des «juifs Kha-zars après la chute du royaume», et signée par les éditeurs, est rédigée dans l’intention évidente d’épargner des émotions aux lecteurs qui croient au dogme du peuple élu : «Les
Karaïtes [secte traditionaliste juive] de langue turque en Crimée, en Pologne et ailleurs, ont affirmé qu’ils étaient apparentés aux Khazars,ce que confirment peut-être les témoignages tirés du folklore et de l’anthropologie autant que de la langue. Il semble exister une quantité considérable d’indices pour attester la présence continue en Europe de descendants des Khazars».
Quelle est l’importance, en termes quantitatifs, de cette «présence» des enfants caucasiens de Japhet dans les tentes de Sem ? L’un des avocats les plus radicaux de l’origine khazare des juifs, A.N. Poliak, professeur d’histoire juive du Moyen Age à l’université de Tel Aviv, demande dans l’introduction de son livre intitulé Khazaria, publié en hébreu en1944, puis en 1951 : «Que l’on aborde dans un esprit nouveau aussi bien le problème des relations entre la juiverie kha-zare et les autres communautés juives que la question de savoir dans quelle mesure on peut regarder cette juiverie [kha-zare] comme le noyau des grands établissements juifs en Europe orientale… Les descendants de ces établissements,
ceux qui sont restés sur place, ceux qui ont émigré aux Etats-Unis et dans d’autres pays, et ceux qui sont allés en Israël,constituent aujourd’hui la grande majorité des juifs du monde entier».
Ces lignes ont été écrites à une époque où l’on ne connaissait pas encore toute l’étendue de l’holocauste nazi, mais cela ne change rien au fait que la grande majorité des juifs survivants vient de l’Europe orientale et qu’en conséquence elle est peut-être principalement d’origine khazare. Cela voudrait dire que les ancêtres de ces juifs ne venaient pas des
bords du Jourdain, mais des plaines de la Volga, non pas de Canaan, mais du Caucase, où l’on a vu le berceau de la race aryenne ; génétiquement ils seraient apparentés aux Huns, aux Ouïgours, aux Magyars, plutôt qu’à la semence d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
S’il en était bien ainsi, le mot «antisémitisme» n’aurait aucun sens : il témoignerait
d’un malentendu également partagé par les bourreaux et par les victimes. A mesure qu’elle émerge lentement du passé, l’aventure de l’empire khazar commence à ressembler
à une farce, la plus Cruelle que l’Histoire ait perpétrée. «Attila n’était après tout que le roi d’un peuple nomade. Son royaume disparut – tandis que la cité de Constantinople
qu’il avait dédaignée conserva sa puissance. Les tentes s’évanouirent, les villes demeurèrent. L’empire des Huns fut un tourbillon…» Tel était le jugement d’un orientaliste du XIXe siècle, Paulus Cassel, sous-entendant que les Khazars eurent, pour les mêmes raisons, le même sort que les Huns. Mais les hordes d’Attila ne figurèrent sur la scène européenne que quatre-vingt ans, alors que le royaume des Khazars se maintint pendant près de quatre siècles. Certes les Khazars vivaient sous la tente, mais ils avaient aussi
de grandes agglomérations : en pleine évolution, c’était une tribu de nomades guerriers en train de devenir une nation d’agriculteurs, d’éleveurs, de pêcheurs, de vignerons, de marchands et d’artisans. Les archéologues soviétiques ont exhumé les traces d’une civilisation relativement avancée, toute différente du «tourbillon» des Huns. Ils ont trouvé les vestiges de villages couvrant des kilomètres, et dont les maisons étaient reliées par des galeries à d’immenses étables, à des bergeries, à des écuries (dont certaines mesuraient 3 à 3,5 mètres x 10 ou 14 mètres, avec des toitures sur piliers). Des restes de charrues témoignent d’un artisanat, remarquable, de même que divers objets conservés : boucles de ceinturon, fibules, plaques de selles, etc.
Particulièrement intéressantes, les fondations souterraines de maisons circulaires se retrouvent, selon les archéologues soviétiques, sur tous les territoires anciennement habités par les Khazars ; elles sont antérieures aux édifices rectangulaires «normaux». Les cases rondes marquent évidemment la transition de la tente circulaire démontable aux de-
meures permanentes, de la vie nomade à la vie sédentaire ou du moins semi-sédentaire. Les écrivains arabes de l’époque nous disent en effet que les Khazars ne restaient en ville – y compris à Itil, leur capitale – que durant l’hiver ; dès le printemps, ils reprenaient la tente, abandonnaient leurs maisons et repartaient pour la steppe avec leurs troupeaux, à moins qu’ils n’allassent camper au milieu de leurs champs ou de leurs vignes. Les fouilles ont prouvé également qu’à partir du VIIIe et du IXe siècle le royaume était entouré d’une chaîne complexe de fortifications qui protégeaient ses frontières septentrionales, face aux grandes steppes. Les forteresses s’alignaient en formant une sorte d’arc appuyé sur la Crimée (que les Khazars dominèrent un certain temps) et qui traversait les bassins inférieurs du Donetz et du Don jusqu’à la Volga ; au sud le Caucase offrait une défense naturelle, de même que la mer Noire à l’ouest et la «mer des Khazars», la Caspienne, à l’Orient. Cependant, au nord, la ligne de fortifications ne constituait qu’un rempart intérieur, destiné à protéger le centre permanent du pays; en réalité les frontières marquaient des rapports de domination avec les tribus septentrionales, elles étaient aussi mouvantes que les fortunes de la guerre. Au sommet de leur puissance les Khazars avaient pour tributaires une trentaine de peuples épars sur les vastes territoire qui s’étendent entre le Caucase, la mer d’Aral, les montagnes de l’Oural, Kiev et les steppes ukrainiennes. Parmi ces peuples on comptait les Bulgares, les Bourtes, les Ghuzz, les Magyars ou Hongrois, ainsi que les colonies gothes et grecques de Crimée, et dans les forêts du nord-est, les tribus slaves. Au-delà de ces territoires les armées khazars firent maintes razzias en Géorgie et en Arménie et pénétrèrent dans les domaines du califat jusqu’à Mossoul.
Selon l’archéologue soviétique M.I. Artamonov : «Jusqu’au IXe siècle la suprématie khazare fut sans rivale dans les régions au nord de la mer Noire, dans la steppe avoisinante et dans les zones forestières du Dniepr. Les Khazars furent les souverains de la moitié sud de l’Europe orientale pendant un siècle et demi, et constituèrent un rempart redoutable sur la trouée ouralo-caspienne, lieu de passage de l’Asie vers l’Europe. Durant toute cette période ils arrêtèrent l’assaut des tribus nomades de l’Orient». Une vue cavalière de l’histoire des grands empires nomades montrerait que le royaume khazare occupe, pour la durée, l’étendue et le degré de civilisation, une position intermédiaire entre les empires hun et, avare qui l’ont précédé, et l’empire mongol qui l’a suivi. Mais quel était ce peuple aussi remarquable par sa puissance et ses exploits que par sa conversion à une religion de
parias ? Les descriptions que nous en avons proviennent de sources généralement hostiles, on ne saurait les prendre pour argent comptant. «Quant aux Khazars, écrit un chroniqueur arabe, ils sont au nord des terres habitées près du septième climat, ayant au-dessus d’eux la constellation de la Charrue. Leur territoire est froid et humide. En conséquence ils ont le teint blanc, les yeux bleus, de longs cheveux flottants et généralement roux, une haute stature et un tempérament froid. En gros ils sont d’aspect sauvage». Au bout de cent ans de guerres, évidemment, cet écrivain arabe n’avait guère de sympathie pour les Khazars. Pas plus que les scribes arméniens et géorgiens, dont les pays de vieille civilisation avaient été maintes fois dévastés par ces terribles cavaliers. Une chronique géorgienne, s’inspirant d’une ancienne tradition, les assimile aux hordes de Gog et Magog: «Sauvages hideux aux façons de bêtes brutes, buveurs de sang». Un écrivain arménien parle de «la multitude horrible des Khazars avec leurs larges faces insolentes, sans cils, et leurs cheveux longs qui retombent comme ceux des femmes». Et enfin le géographe Istakhri, l’une de nos principales sources arabes, semble apporter des précisions: «Les Khazars ne ressemblent pas aux Turcs. Ils ont les cheveux noirs et sont de deux sortes : les noirs (Kara-Khazars) qui ont le teint basané ou très sombre comme certains Indiens, et les blancs (Ak-Khazars) qui sont d’une beauté frappante». En réalité cette description plus flatteuse nous enfonce dans la confusion. Car chez les peuplades turques la était, de se diviser en deux clans, le clan d’en haut, appelé «blanc», le clan d’en bas, appelé «noir». Il n’y a donc aucune raison de penser que les «Bulgares blancs» étaient plus blancs que les «Bulgares noirs», ni que les «Huns blancs», ou Hephtalites, qui envahirent l’Inde et la Perse aux VIe et VIIe siècles avaient la peau plus claire que les Huns qui envahirent l’Europe. La couleur des Khazars d’Istakhri – comme nombre de renseignements rapportés dans ses écrits et dans ceux de ses confrères – ne vient que des légendes et des on-dit ; et nous n’en savons pas plus sur l’aspect physique des Kha-zars, ni sur leur origine ethnique.
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