vendredi 7 décembre 2012

Evitons un Munich sahélien !

 

La prise de contrôle du Nord Mali par différents groupes armés se réclamant pour trois d’entre eux de l’islamisme radical jihadiste [1] (AQMI, bien sûr , mais aussi Ansar Eddine et le Mujao), et pour un d’entre eux de l’indépendantisme touareg (MNLA), a créé une situation dramatique et totalement inacceptable pour les populations maliennes, et en premier lieu celles du Nord, qui sont victimes d’un retour à une barbarie moyenâgeuse en rupture totale avec l’islam contemporain dans ses diverses configurations tolérantes (piétistes, confrériques, soufies, modernistes ou laïques)
L’Etat malien a totalement disparu au Nord, et avec lui les services qu’il délivrait (certes imparfaitement, mais néanmoins réellement) : santé, éducation, hydraulique, appui à l’agriculture et à l’élevage, etc…. Les conseils communaux et leurs maires, qui avaient acquis une réelle légitimité depuis la décentralisation des années 90, ont également pour la plupart sombré. Les projets de développement et les ONG, qui contribuaient aussi de façon significative à la délivrance de services et à la lutte contre la pauvreté, ont plié bagage
Beaucoup d’habitants du Nord, ruraux comme urbains, ont fui, en même temps que tous les fonctionnaires. On compte près de 500.000 réfugiés au Sud ou dans les pays voisins, dans des camps ou accueillis par leurs parents à Bamako ou Niamey, soit entre le tiers et le quart de la population du Nord.
Quant aux populations qui sont restées sur place, elles sont désormais livrées totalement à elles-mêmes et à la barbarie de l’occupation jihadiste. Tout état de droit a disparu, l’école moderne a fait place à la seule école coranique, les filles restent à la maison, la musique est interdite, les tuniques, les turbans et les barbes deviennent obligatoires pour les hommes comme le voile l’est déjà bien plus rigoureusement encore pour les femmes, les droits de l’homme sont totalement bafoués, le fouet est utilisés contre les récalcitrants, les amputations et les lapidations sont prononcées et exécutées par des fanatiques incontrôlables. Seuls quelques intervenants humanitaires, et surtout les ONG arabo-islamiques, en particulier qataries, distribuent quelques soins et secours
Le Nord Mali était aussi devenu, bien avant les évènements actuels, un haut lieu du narco-trafic vers l’Europe, avec la complicité de l’ancien régime malien d’ATT,  celle de ses généraux et colonels, celle de ses amis commerçants, mais aussi celle de réseaux puissants au Burkina Faso et en Algérie. Il l’est toujours. Islamistes jihadistes et narco-trafiquants vont de pair et se soutiennent mutuellement. Le narco-trafic implique divers  groupes arabes et touaregs bien connus du Nord Mali.
La contagion terroriste est évidemment à craindre pour les autres pays sahéliens. Il semble qu’un camp d’entrainement de Boko Haram (mouvement islamiste jihadiste du Nord-Nigéria) soit établi au Nord Mali, et on sait que des différents pays de la région  (et pas seulement du Pakistan, d’Europe, du Soudan ou de Somalie) des jihadistes affluent.
Que fait la communauté internationale face à cette barbarie ? Jusqu’ici à peu près rien. De plus elle est divisée. Certes, la CEDEAO prépare une intervention, mais on en repousse sans cesse la mise en œuvre. Pire, de plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer des « négociations » (avec à leur tête Blaise Compaoré, et l’Algérie, mais aussi rejoints par Ban-Ki-Moon, Romani Prodi[2] et une bonne partie du département d’état américain). Mais avec qui ? Sur quelles bases ? Pour quoi faire ?
Les négociations de Munich avec Hitler avaient favorisé le jeu de la barbarie nazie. Prenons garde à ce que celles menées avec les bandes armées du Nord Mali ne fassent celui de la barbarie jihadiste.
Il faut en effet savoir que les islamistes jihadistes (non seulement ceux d’Aqmi, mais aussi ceux du Mujao et d’Ansar Eddine) affirment à qui veut l’entendre que leur but sacré est d’établir la charia (c’est-à-dire en fait leur dictature) au Mali d’abord, au reste de l’Afrique ensuite, et que rien ni personne ne les arrêtera !
Doit-on pour autant refuser toute négociation ? Non. Mais il y a deux types de négociations. Des négociations pour faciliter l’intervention armée, ou des négociations pour éviter l’intervention armée. Des négociations interminables pour éviter l’intervention armée seraient une reproduction du modèle munichois. Seules sont acceptables des négociations brèves pour faciliter l’intervention armée, afin que certaines forces au Nord se désolidarisent des jihadistes.
Pourquoi faut-il faciliter l’intervention armée par des négociations brèves ?
Essentiellement pour isoler le plus tôt possible le noyau dur des groupes islamistes jihadistes, autrement dit AQMI dans son ensemble, les dirigeants du Mujao et la plupart des dirigeants d’Ansar Eddine, avec lesquels une confrontation armée est inévitable, indispensable et urgente.
Pour comprendre ce que signifierait cette stratégie d’isolement, il faut revenir sur la guerre franco-anglaise contre la Libye de Kadhafi, faire un bref tour d’horizon de ces divers mouvements, et évoquer aussi le rôle éventuel de mouvements anti-islamistes (et anti-indépendantistes).

La Libye

Bien sûr, tout a commencé avec la guerre menée par Cameron et Sarkozy contre Kadhafi. Elle a été menée, on le sait, au nom d’une résolution de l’ONU qui se limitait en droit à faire respecter une zone d’exclusion aérienne pour les avions et missiles de Kadhafi, mandat que les forces anglo-françaises ont en fait bafoué et dépassé, dupant ainsi les Russes et les Chinois qui l’avaient laissé passer[3]. On sait aussi à quel point la situation libyenne est aujourd’hui difficile. On sait enfin que le départ de plusieurs milliers de Touaregs kadhafistes de Libye, vers le Mali, avec armes et bagages (surtout des armes, particulièrement modernes, et des 4x4), souvent décrit comme un effet pervers collatéral imprévu de la guerre en Libye[4], est à l’origine de la crise actuelle. Mais on sait moins que ce départ a été de fait négocié en partie avec les Français, souhaitant pour leur part ne pas à avoir affronter ce noyau dur des forces de Kadhafi, et pensant aussi que les Touaregs kadhafistes, perçus comme anti-islamistes, allaient bouter AQMI hors du Mali, moyennant un soutien discret de la France aux revendications autonomistes du MNLA. Ce beau plan, semble-t-il imposé à ATT, qui, il est vrai, n’était de toute façon pas capable d’empêcher l’arrivée au Mali des Touaregs kadhafistes, a échoué lamentablement. D’une part, le MNLA s’est jeté dans la guerre, et, fort de victoires initiales faciles contre l’armée malienne, s’est précipité dans une déclaration grotesque d’indépendance – inacceptable par l’Union africaine comme par les pays Occidentaux -, d’autre part ce même MNLA s’est fait en quelques semaines complètement déborder par les islamistes jihadistes.

MNLA

Ils ont ouvert malgré eux la boite de Pandore du jihadisme et s’y sont fait attraper. Ils sont les derniers représentants de l’indépendantisme touareg, qui a su séduire tant d’Occidentaux fascinés par le mythe des hommes bleus du désert, et dont la manifestation la plus visible a été la rébellion des années 1990. Ils pensaient monnayer auprès des Français l’indépendance du peuple touareg contre l’expulsion d’AQMI. Aujourd’hui, repoussés à peu près partout du Nord Mali par les islamistes, y compris de leur fief de Ménaka (qui était la dernière ville du Nord non occupée par les jihadistes), ils ne contrôlent guère plus qu’une partie de l’étroite bande qui longe la frontière nigérienne. Leur République de l’Azawad est un rêve totalement démonétisé. Ils ont été largement dépassés par les ressources en armes, en hommes et en argent des groupes jihadistes, mais ont gardé certains réseaux en France ou en Mauritanie.
Mais il faut aussi rappeler deux phénomènes importants.
Le premier est que le Nord Mali est loin de n’être peuplé que de Touaregs : Songhoy, Peuls et Arabes l’ont aussi en partage, et à eux tous ils sont nettement plus nombreux que les Touaregs. Et pourtant, aujourd’hui encore, certains continuent à assimiler la « question du  Nord », bien réelle (à savoir le sous-développement du Nord, son délaissement ou son abandon par les régimes successifs de Bamako) et la « question touareg »[5]. Celle-ci, produite par des entrepreneurs identitaires, passant leur temps à se révolter, puis à se rallier pour percevoir la rente du ralliement, sont très loin en outre de regrouper la majorité des Touaregs derrière leur bannière (par exemple les Bellas, anciens dépendants des Touaregs, les Imghad, dont certains sont d’anciens vassaux, et diverses fractions sont dans leur majorité hostiles à l’indépendantisme).
Le deuxième est que, au cours de leur récent soulèvement post-Libye, les hommes du MNLA ont commis beaucoup d’exactions dans les territoires qu’ils contrôlaient (avant que les islamistes ne les chassent). Ils ont ainsi indirectement contribué à gonfler les effectifs du Mujao

Le Mujao

Présenté comme une dissidence « internationaliste » d’AQMI – à qui certains reprochent d’être totalement aux mains d’Arabes algériens – le Mujao contrôle Gao et la zone fluviale. Une bonne partie du narco-trafic est désormais entre ses mains, et lui fournit son financement. Dirigé par des Arabes maliens, il a recruté largement parmi les jeunes Songhoy et Peuls excédés des exactions du MNLA et des revendications indépendantistes touaregs. Une partie de sa base n’est donc islamiste que par réaction contre le MNLA. Il a bénéficié aussi du ralliement de sectes wahabistes locales

Ansar Eddine

Ce groupe, devenu de loin le plus important, a été fondé par un vieux routier des compromis et des changements de veste au fil des rébellions touaregs, Iyad Ag Ghaly (ancien allié d’ATT, et ami de Blaise Compaoré), particulièrement peu fiable, mais homme de réseaux, devenu islamiste radical. C’est un mouvement dont la base locale (Kidal et la vallée du Tilemsi) correspond au groupement touareg des Ifoghas, mais qui a recruté aussi chez les Arabes Kunta. Son extension spectaculaire après le déclenchement des hostilités par le MNLA s’est appuyée entre autres sur son alliance forte avec AQMI et le narco-trafic qui lui a permis de recruter de nombreux jeunes chômeurs. Il a récupéré certaines troupes du MNLA et l’essentiel du matériel venu de Libye. Il bénéficie d’une réelle écoute auprès des officiels algériens et burkinabés, voire même américains, qui semblent croire à quelques promesses de certains de leurs dirigeants de rompre  les liens avec AQMI[6]. Le degré de sa cohésion interne et de son infiltration par AQMI sont des inconnues.
Ce mouvement à dominante touareg combine donc opportunisme politicien et fondamentalisme jihadiste. Il est en outre soutenu très fortement par des hommes d’affaires qataris. C’est le Qatar qui approvisionne Ansar Eddine.

AQMI

On connait depuis longtemps comment les terroristes jihadistes algériens issus du GSPC se sont installés il y a une quinzaine d’année dans une base située dans les montagnes au Nord-Est de Kidal (en bénéficiant de la complaisance du régime ATT et de ses généraux). Ils se sont depuis enrichis (et approvisionnés en armes) grâce aux rançons obtenues pour leurs otages (plus de 50 au total au fil des années !!!), et ont noué des alliances avec les narco-traficants, et certains notables locaux (en particulier des Arabes de la région de Tombouctou).
Ils n’ont aucune solution de repli, et ne peuvent que tenter de s’incruster au Nord-Mali, en profitant de la présence des deux autres mouvements islamistes  et des narco-traficants. Ils ne peuvent en être délogés que par la force. Sinon, les bases d’AQMI seront pour longtemps les bases arrière du terrorisme dans le Sahel tout entier, continuant à prospérer grâce à l’industrie du kidnapping et au trafic de drogue, et opérant non seulement au Mali, mais aussi au Niger et en Mauritanie, comme cela a déjà été le cas, et sans doute bientôt au Burkina Faso ou dans les pays proches, sans parler de la jonction avec leurs homologues terroristes de Boko Haram au Nord-Nigéria.

Ganda koy, Ganda ize et les autres

Ces deux termes signifient en langue songhoy « les maîtres du pays », « les fils du terroir ». Ganda koy a été le nom adopté, lors de la révolte touareg des années 80-90, par une milice clandestine songhoy, appuyée à l’époque par Bamako, qui s’est opposée violemment aux actions de la rébellion. Mais contrairement aux anciens rebelles touaregs qui ont été intégrés dans l’armée malienne (avant que certains d’entre eux n’en ressortent avec leurs armes pour attaquer à nouveau l’Etat malien), les anciens de Ganda koy n’ont pas reçu d’avantages, ce qui a déclenché une forte amertume. Le mouvement a été ressuscité avec l’occupation islamiste du Nord, et n’est plus clandestin. Ganda ize regroupe de son côté surtout des Peuls du fleuve. Les deux groupes rêvent d’une reconquête du Nord, et ont un camp d’entrainement à Sévaré, à côté de Mopti. La réalité de leur implantation sur le terrain et surtout de leurs capacités militaires n’est toutefois pas évidente.
De même, divers groupes arabes entendent se défendre face aux islamistes et aux indépendantistes, ou, en tout cas, refusent leur autorité, mais certains d’entre eux sont néanmoins impliqués dans la contrebande et le trafic de drogue.

Les conditions d’une intervention

Seule une opération militaire d’envergure peut aujourd’hui éviter l’incrustation du jihadisme au Sahel (et mettre en même temps fin au narco-trafic). Et il y a urgence, ce que ne semblent pas comprendre nombre d’Occidentaux. Certes une intervention pose divers problèmes, qui sont les suivants :
1)      Comment rétrécir le périmètre d’alliances des islamistes djihadistes, et, au contraire, élargir le périmètre d’alliances des forces coalisées anti-jihadistes ? C’est à ce niveau que des négociations peuvent être utiles pour tenter d’aboutir à un ralliement du MNLA (qui de toute façon n’a plus beaucoup d’atouts dans sa manche, et tente de se donner une nouvelle jeunesse à travers les négociations et quelques coups de bluff), et à une scission d’Ansar Eddine, ou du moins, à une désertion d’une partie significative de leurs troupes actuelles, ainsi que de celles  du Mujao. Tel doit être l’objet d’une négociation rapide en vue de préparer l’intervention. Pour mener cette négociation, il faut évidemment accentuer simultanément la pression militaire sous forme de la préparation intensive de l’intervention et de son imminence. Les réticences actuelles des Etats-Unis, du Qatar, de l’Algérie, de Romano Prodi, de Ban-Ki-Moon, ou de Blaise Compaoré sont irresponsables : elles favorisent au contraire l’enkystage des jihadistes au Sahel, en laissant croire que la négociation peut éviter l’intervention et en relâchant la pression sur les groupes islamistes et indépendantistes[7], qui de leur côté jouent la montre.
2)      L’intervention de la CEDEAO doit aussi s’appuyer politiquement et militairement sur les forces du Nord hostiles aux islamistes (comme Ganda koy, Ganda ize, et les divers groupes arabes et touaregs non jihadistes). Certaines voix, comme celle de Ban-Ki-Moon, disent craindre des règlements de compte à base ethnique : c’est ignorer que tout en évitant  bien sûr tout règlement de comptes à base ethnique. Mais on peut avoir certaines garanties à ce sujet, dans la mesure où les forces nigériennes qui interviendront sur Gao comprennent à la fois des Songhay et des Touaregs, comme d’ailleurs les troupes maliennes du colonel Gamou (un officier touareg) qui sont campées au Niger (Gamou a réussi à échapper aux islamistes avec tout son matériel et ses troupes). Les uns et les autres seront accueillis en libérateurs d’Ansongho à Gao, toutes ethnies confondues[8].
3)      Comment convaincre de la nécessité d’une intervention l’Algérie, qui a les moyens militaires (en particulier aériens) d’une intervention efficace et rapide ? Ceci s’annonce hélas difficile, vu plusieurs facteurs : l’opacité des décideurs militaires du régime, les compromissions de certains pans de l’armée avec le narco-trafic dans la bande sahélo-saharienne, la stratégie consistant à laisser se développer un abcès de fixation terroriste à l’extérieur de ses frontières de peur de l’avoir à l’intérieur, l’appréhension que la « question touarègue » ne se développe en Algérie même, une éventuelle (et inquiétante) infiltration de l’armée par des islamistes, et enfin la méfiance envers toute intervention, même indirecte, des Occidentaux à ses frontières (méfiance largement avivée, non sans raisons, par la façon dont ces derniers ont géré la crise libyenne). L’Algérie reste hélas, pour ces diverses raisons, le principal avocat de la temporisation, et le principal frein à une intervention. Celle-ci ne peut donc attendre son accord ou sa participation.
4)      Enfin, et c’est peut-être le problème le plus redoutable, toute reconquête du Nord suppose qu’un pouvoir légitime émerge à Bamako, et que l’armée malienne participe à l’intervention. Or cette double condition est bien loin d’être réalisée. La tri-partition du pouvoir transitoire actuel (le président, le premier ministre et le chef de la junte) est catastrophique, comme l’est l’incompétence de chacun de ces pouvoirs : le Président Diancounda n’a ni capacité ni volonté de décision ; le premier ministre est entièrement occupé à des intrigues afin devenir un jour président ; la junte est concentrée sur son maintien au pouvoir et la préservation de ses avantages. Quant à l’armée, elle a perdu son matériel (abandonné intact aux islamistes lors de la déroute), la haute hiérarchie (près de 80 généraux !) est entièrement discréditée par sa corruption, la chaîne de commandement n’existe plus, et le moral des troupes est au plus bas, quelles que soient les rodomontades de la junte et de ses soutiens.
La seule solution est que l’intervention  se déroule en deux phases distinctes. Une première phase à partir de la situation actuelle, le plus tôt possible, où l’essentiel du travail sera fait par les troupes nigériennes et tchadiennes (avec les quelques troupes maliennes opérationnelles de la base de Sévaré et le bataillon de Gamou), qui permettra ensuite le passage à une seconde phase, où l’Etat malien renouvelé et l’armée malienne reconstituée joueront un rôle significatif. Entre les deux phases prendront place les élections maliennes.
En effet, une intervention militaire rapide de la CEDAO, pour peu qu’elle soit pilotée par les troupes nigériennes et tchadiennes, peut assez facilement et très vite reconquérir dans cette première phase les villes (Tombouctou, Goundam, Gourma Rharous, Bourem, Gao, Kidal, Ansongho, Ménaka, etc…) et y garantir la remise en route des institutions de l’Etat et des communes. Autrement dit cette première phase n’exige pas que l’armée malienne soit reconstruite (cette reconstruction demandera beaucoup plus de temps) : une présence mineure ou symbolique de celle-ci suffira. Certes, les jihadistes se replieront dans la brousse, le désert et les montagnes, et ce sera alors une entreprise beaucoup plus difficile et beaucoup plus longue que de les en déloger. Mais la libération des villes permettra d’organiser enfin des élections au Mali sur l’étendue du territoire national, et que soit enfin mis en place un pouvoir unique et légitime à Bamako[9]. C’est lui qui pourra alors piloter la deuxième phase de l’intervention, beaucoup plus longue, qui est la reconquête progressive des espaces de désert et de montagnes, et pour laquelle un concours actif de l’armée malienne sera alors indispensable. Cette deuxième phase ne devra pas seulement être consacrée à l’élimination des groupes armés jihadistes, mais aussi à l’éradication du narco-trafic, et à un plan de développement du Nord où la lutte contre la corruption devra être centrale. C’est une entreprise de longue haleine.
Dans une telle conjoncture, il est d’autant plus désolant que les pressions internationales ne soient pas plus déterminées, et que les tentations munichoises sont si présentes. C’est un abandon scandaleux des populations du Nord Mali livrées corps et bien aux jihadistes et aux terroristes. C’est aussi ne pas avoir pris la mesure de la gravité de la menace jihadiste pour le Sahel tout entier, et plus généralement pour le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest (et, au-delà, l’Europe elle-même). C’est un péril majeur, et le parallèle avec Munich n’est pas simplement rhétorique.
On peut penser que si Al Quaida avait établi une base en Corse ou à Hawaï, les réactions occidentales auraient été autrement plus vigoureuses et plus rapides.
Pourquoi Obama, Ban-Ki-Moon, ou Romano Prodi se sont-ils ralliés à la position algérienne et qatarie ?
En particulier, pourquoi la voix du Niger, qui est aux premières loges, n’est-elle pas plus écoutée ? Une grande partie du Nord Mali est géographiquement, économiquement, culturellement et linguistiquement beaucoup plus proche de Niamey que de Bamako[10]. Les dirigeants nigériens ont une excellente connaissance de la situation régionale, de la « question du Nord », de la « question touareg », du problème sécuritaire, et des enjeux de développement de la zone. Ce sont eux qui aujourd’hui ont de loin la vision la plus claire de la crise. Ils sont les plus lucides et les plus déterminés et souhaitent une intervention rapide pour rétablir l’intégrité territoriale et la souveraineté du Mali.
Pourquoi Obama, Ban-Ki-Moon, ou Romano Prodi ne les écoutent-ils donc pas ?
 
Niamey, le 3 décembre 2012
 
Jean-Pierre OLIVIER de SARDAN
Chercheur au LASDEL, Niamey, Niger (www.lasdel.net)
Directeur de recherche émérite au CNRS
Directeur d’études à l’EHESS

[1] Le terme de jihad est pris ici dans l’acception exclusive et restrictive de « guerre sainte » que lui ont donné les groupes extrémistes et terroristes, et non dans le sens plus large d’effort sur soi-même qu’il a pour la plupart des musulmans
[2] Etrangement désigné comme médiateur, alors qu’il ne connaissait strictement rien des très complexes problèmes de la région…
[3] Ils font aujourd’hui payer aux Occidentaux, et à la Syrie, le prix de ce marché de dupes
[4] Cet effet était pourtant non seulement prévisible, mais annoncé par de nombreux observateurs maliens ou nigériens. Mais il est vrai que leurs voix (notoirement compétentes) ne comptaient pas à côté de celle d’un Bernard Henri Lévy (notoirement incompétent).
[5] Ban-Ki-Moon a ainsi appelé, à propos de la crise actuelle, à « négocier avec les Touaregs », oubliant (scandaleusement, vu sa position) tous les autres groupes concernés (et le fait que ce ne sont plus des indépendantistes touaregs, qui mènent le jeu, mais des radicaux jihadistes de toutes origines ethniques !)
[6] Pour beaucoup d’observateurs maliens et nigériens, le fait que Iyad se désolidarise officiellement d’AQMI n’est pas significatif pour trois raisons : (a) Iyad est un habitué des volte-face purement verbales ; (c) AQMI a pour une part infiltré Ansar Eddine ; (c) Ansar Eddine voudra continuer son projet jihadiste même sans AQMI
[7] Ce qui est non seulement une grave erreur stratégique mais aussi une insulte pour les populations de Nord et le calvaire qu’elles vivent.
[8] Si on peut comprendre que les Américains soient échaudés par leurs catastrophiques équipées en Afghanistan et en Irak, où ils ont toujours été perçus comme des occupants, il faut comprendre qu’au Nord Mali ce sont les islamistes qui sont les occupants !
[9]Il est vrai en effet qu’il faut aller le plus vite possible à des élections, pour mettre fin à l’incompétence et à l’illégitimité des pouvoirs de transition actuels. Mais ces élections impliquent la reprise rapide des villes du Nord, afin que la grande majorité des populations du Nord puisse y participer  (les habitants restés dans les villes du Nord, et les réfugiés dans le Sud du Mali et les pays voisins). On voit là l’incohérence de la politique américaine qui voulait des élections (certes indispensables) en préalable à l’intervention. Seule la première phase de l’intervention peut permettre des élections
[10] C’est aussi au Niger qu’il y a le plus de réfugiés du Nord Mali, et que sont cantonnées les troupes maliennes du colonel Gamou prêtes à participer à l’intervention.

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